... Dead Hare Hopping ..."Hopping dare maybe, dead dare definitely..."OUTLAW’S CAMP HIVER DEBUT 1194
A peine éveillée, Marian se redressa d’un bond, les yeux écarquillés. « Père ! » s’écria-t-elle d’une voix qui s’étrangla dans sa gorge. Rapidement, elle passa sa manche sur son front trempé de sueur malgré la fraîcheur de cet hiver glacial, puis d’un geste de la main elle replaça une des mèches de la longue chevelure brune qui retombait délicatement sur ses épaules. Ce n’était pas la première fois qu’un mauvais rêve la faisait se réveiller aussi brusquement. Il y avait de cela un an maintenant, un cauchemar était venu la hanter chaque nuit et ce pendant des semaines. A l’époque, elle s’inquiétait énormément de son futur mariage avec le nouveau seigneur de Locksley, Guy de Gisborne. Lorsqu’elle s’était éveillée une nuit, elle avait trouvé son chevalier servant et véritable seigneur de son cœur, veillant à son chevet et s’inquiétant au moins autant qu’elle. Elle laissa échapper un léger soupir alors que ce souvenir refaisait surface…
Cette fois-ci, personne ne sembla s’inquiéter de son sommeil agité. Et pour cause, tous ses compagnons au camp étaient plongés dans un profond sommeil. La journée précédente avait été rude, et celle qui s’annonçait n’en serait sans doute pas moins difficile. Le rigoureux hiver auquel ils avaient eu droit cette année, bien que moins froid que celui de l’année précédente, semblait vouloir s’attarder. Avec ce froid, était plus que difficile d’attraper du gibier en forêt comme il était plus rare de surprendre des voyageurs sur les routes, prêts à être allégés de quelques uns de leurs biens au profit des pauvres du comté.
Marian leva la tête. Les premières lueurs de l’aube n’avaient pas encore pointé. Il faisait encore nuit et la clarté opaline de la lune était à peine filtrée par l’épais amas de feuilles qui recouvrait le camp secret, le rendant invisible aux yeux de tous hormis aux yeux de ceux qui en connaissaient déjà l’emplacement. Désormais assise, elle ne put s’empêcher de tourner la tête jeter un coup d’œil en direction de celui qui occupait la couchette en hauteur, exactement à l’opposé de la sienne. Le jeune homme était profondément endormi. Les bras et les jambes écartés, le visage détendu, il semblait si paisible malgré la température glaciale à l’intérieur du camp. Elle en fut d’ailleurs étonnée car la plupart du temps, il avait un sommeil très troublé. Selon les dires de Much, la Terre Sainte et les horreurs n’y étaient pas étrangères, mais même s’il ne lui en avait pas fait la remarque, la jeune femme aurait aisément deviné. Les blessures et les séquelles récoltées durant la guerre ne se mesuraient pas toutes de façon visible… Marian se surprit à contempler les cheveux aux mèches châtain de celui-ci, son menton piqueté d’une courte barbe, sa bouche si… L’envie la prit de le réveiller, afin de le rassurer en lui disant que sa frayeur s’était dissipée. Le profond sommeil dans lequel il était plongé l’en dissuada.
Un imperceptible changement dans l’air, l’obscurité profonde qui virait lentement au gris, le chant bref d’un oiseau à proximité lui apprirent que l’aube approchait et que le sommeil la fuirait pour le reste de la nuit. Il aurait pu sembler étrange qu’elle soit souvent la première éveillée au campement. Il ne s’agissait pas que de ce nouveau style de vie - elle s’était adaptée du mieux qu’elle pouvait à cette vie en forêt - ni des réveils provoqués par les cauchemars qu’elle faisait, dus à l’angoisse et à la tristesse de la perte de son père quelques mois plus tôt. Pendant des années, pour assurer sa mission en tant que Veilleur de Nuit, elle était restée éveillée juste tard et dans les heures les plus sombres de la nuit. A présent qu’elle se couchait à des heures plus décentes, fatiguée par les longues journées qu’elle menait à Sherwood et dans les environs, son rythme de sommeil avait bien du mal à s’équilibrer. Ses fréquentes insomnies étaient donc la conséquence de cette partie d’elle, de cette part importante de sa vie, qu’elle avait du laisser de côté en quittant Nottingham pour rejoindre Robin dans la forêt. Mais elle ne regrettait rien, absolument rien. Puisque son père, son honorable père, cet homme qui avait tant compté dans sa vie, n’était plus, elle n’avait plus aucune raison de rester enfermée au château de Nottingham.
Repoussant ses couvertures, Marian descendit avec légèreté de sa couchette. Un instant, elle eut pour ancien réflexe de chercher de quoi se vêtir, avant de se rendre compte qu’elle était déjà habillée et chaussée. Une autre de ces nombreuses habitudes qu’elle avait du vite prendre : toujours s’endormir chaussée et habillée avec des armes à portée… Ecartant une tenture, la jeune femme se dirigea à pas comptés vers le coffre qui se trouvait sous les couchettes, près du lit de Djaq qui se situait juste en dessous du sien. Soulevant le lourd couvercle, elle sortit, parmi les senteurs de lavande, des vêtements propres, fraîchement lavés de la veille. Les posant ensuite sur une des « tables » du camp, elle se baissa pour resserrer ses bottes en cuir et ajuster la dague qu’elle conservait toujours attachée dans celle de droite. Puis après avoir enfilé un vêtement supplémentaire pour se protéger du froid, elle récupéra sa lourde cape grise, sa préférée, abandonnée la veille sur une des poutres suspendues qui soutenaient le toit de l’abri. Marian se tourna alors vers son sac, posé par terre, près du coffre. Elle s’assura que sa gourde s’y trouvait, de même les sacs de toile, son couteau de chasse et son pain à savon. Revêtant sa cape, elle en noua les cordons, couvrit de son capuchon sa longue chevelure brune emmêlée et récupéra sur la table l’arc et le carquois qui ne la quittaient à présent jamais. Ses préparatifs achevés, elle se glissa à pas de loup à l’extérieur du camp, ouvrant avec un grincement à peine perceptible l’entrée de celui-ci et s’engouffrant dans l’air froid et mordant de la nuit.
Resserrant frileusement les pans de sa cape, Marian traversa en hâte la clairière. Après avoir remonté son foulard en cache-nez pour se protéger du vent glacial, elle dévala la petite colline sur laquelle était perché le campement. L’inhabituelle rapidité de son pas était révélatrice de son malaise, de son état d’éveil. La jeune femme traversa furtivement la forêt, dans le bruissement de sa longue cape effleurant le sol. Les feuilles du grand orme qui se dressait non loin du camp s’étaient teintées du noir de la nuit finissante. De ses branches frémissant de vie, montait le chant d’une alouette auquel répondait le gazouillis strident du roitelet. Arrivée sous les frondaisons d’une clairière isolée, Marian ralentit le pas et, tout en repoussant distraitement le lierre qui obstruait son chemin, s’imprégna avec délectation des grisantes odeurs de la forêt. Dépourvus de toute présence humaine, les bois n’en débordaient pas moins de couleurs et de sons. L’air vibrait du gazouillis des roitelets, des linottes et des étourneaux. Le printemps n’était plus loin, cela se sentait. Durcies par le givre, brindilles et feuilles sèches craquaient sous ses pas. Au clair de lune, le tapis de feuilles de la forêt semblait scintiller et la brume matinale qui recouvrait à présent Sherwood finissait d’accentuer l’impression de beauté irréelle. Un lapin détala, ne laissant à la vue qu’une touffe de poils blancs quand il plongea à couvert sous les buissons. Sur les plus hautes branches, des écureuils au pelage roux s’appliquaient à décortiquer des pommes de pin dans une pluie d’aiguilles sèches embaumant le sous bois de leur senteur poivrée. La première action de la jeune femme fut d’aller jeter un coup d’œil aux collets qu’ils avaient posé la veille. Si elle était réveillée, autant se rendre utile : elle irait donc chasser pour ramener un peu de gibier à ses compagnons. Ils ne pouvaient pas se permettre de trop prélever sur les réserves ou sur ce qu’ils destinaient aux pauvres, surtout en cette saison.
Malheureusement, tous les collets étaient vides, comme la jeune forestière le redoutait, sauf le dernier dans lequel s’était pris un malheureux perdreau qui semblait être mort durant la nuit et avait été rendu rigide par le froid. Après avoir mis l’oiseau dans un des sacs en toile, elle se dit qu’il serait peut-être temps d’essayer de débusquer un quelconque animal. Avec un dernier regard en arrière en direction du campement et du jeune homme qui devait s’y trouver encore endormi, Marian partit pour la chasse. Elle s’enfonça dans la forêt à longues foulées, ses flèches à la main, l’arc en bandoulière. Ses pieds choisirent d’instinct une sente tracée par les animaux, et dès qu’elle s’y fut coulée, elle devint aussi silencieuse que le vent, habituée à se comporter comme une ombre, après toutes ces années passées à agir sous le masque du Veilleur de Nuit. Rien ne subsistait de son passage, ni mousse arrachée, ni branche cassée, aucune des traces qui marquaient d’habitude le passage des hommes.
"Pour traquer une proie, il faut d'abord apprendre à la connaître comme son propre frère. Découvrir ce qu'elle mange et comment. Trouver où elle dort, comment elle bouge."
Même si elle en connaissait quelques rudiments avant d’arriver à Sherwood, Robin avait bien enseigné la chasse à Marian. Mais celle-ci s'était perfectionnée au fil du temps. Et lorsque ses compagnons partaient faire quelques petits « emprunts » comme ils appelaient si euphémiquement les vols qu’ils effectuaient, menaient des embuscades ou délivraient les fameux « colis », il lui arrivait de passer des journées entières à la chasse, plutôt que de s’occuper des autres tâches domestiques dont elle avait désormais l’habitude.
Malgré la relative pénombre environnante, ses yeux exercés repérèrent les empreintes menues de lièvres, et celles d’un couple de chevreuils. Elle choisit ces dernières et adopta leur attitude bondissante. À d’infimes indices – une odeur musquée laissée sur l’écorce, une feuille arrachée, une touffe d’herbes arrachée – elle sut qu’il approchait. Elle se fondit dans l’ombre. Les chevreuils étaient là, à portée de flèche, deux jeunes mâles splendides dont les cornes avaient à peine pointées sur le sommet de leur crâne. La lumière jouait sur leurs flancs d’un brun presque roux. Marian passa un moment à les contempler. Elle aimait leur manière gracieuse de se déplacer en levant haut les pattes, la ligne délicate de leur cou, la finesse de leurs grandes oreilles mobiles. Ils broutaient, tournant sans cesse leur petite tête inquiète. Marian s’attacha à celui qui paraissait le plus faible, et lui adressa mentalement une prière de remerciement. Elle en revenait à peine de la chance qu’elle avait eue. D’habitude, la traque lui prenait de longues heures, et elle n’était même pas certaine de trouver au bout du compte, le moindre animal, surtout en cette saison. Si Marian réussissait à l'abattre, ils auraient de quoi manger correctement ce soir. Ces derniers temps les repas avaient été un peu légers. Trop légers. Au point qu’ils avaient du supporter quasi systématiquement les plaintes de Much, pour qui la situation relevait du véritable scandale. Marian ne put s’empêcher de sourire à la pensée que son ami serait ravi d’avaler autre chose que le maigre bouillon dont ils s’étaient contentés ces derniers soirs. Elle devait absolument réussir. Surtout que le gibier était plus rare qu'il n'aurait du l'être à cette époque de l'année et qu’il s’agissait-là d’une véritable aubaine.
Sans un bruit, elle prit une flèche dans son carquois et l'encocha. Marian visa avec précaution. Elle avait fait ce geste tant de fois ces derniers temps, même si c'était plus souvent pour s’entraîner que pour tirer sur un animal ou menacer des voyageurs en réalité. Il lui paraissait naturel, quasi instinctif. Elle savait qu'elle ne raterait pas sa proie. Soudain, elle suspendit son geste : un bruit se fit entendre dans les buissons derrière elle. Les deux chevreuils avaient dressé les oreilles, en alerte. Ils disparurent d’un bond gracieux. Marian baissa son arc et pesta intérieurement. Elle sonda les broussailles, tous les sens en éveil, aussi immobile que le tronc derrière elle. Un animal bondissant apparut soudain, sa petite queue touffue frétillait à chacun des sauts puissants qu’il effectuait. Ses longues oreilles s’agitaient par-dessus ses moustaches frémissantes. Il ne semblait pas réellement aux aguets. En fait, il semblait tout à fait avoir détecté sa présence. . D’ailleurs, il la fixait aussi intensément que lui permettait ses petits yeux semblables à des billes noires et luisantes. Sans peur apparente. La jeune femme n’hésita pas : si elle ne pouvait plus revenir avec un gros gibier, il y aurait au moins du lièvre au dîner ce soir. Sa première flèche, pourtant parfaitement tiré, n’atteignit pas sa cible. L’animal s’était légèrement décalé sur le côté, à l’exact moment où la flèche aurait du le transpercer. Malin le rongeur, ou était-ce simplement un coup de chance ? Marian ne perdit pas de temps et ajusta une seconde flèche. Le lièvre, lui, ne bougeait plus. Parfaitement immobile, tel une statue, si ce n’était le mouvement presque imperceptible de ses moustaches et de ses narines frémissantes. Alors qu’elle s’apprêtait à laisser partir sa flèche, il fit de nouveau un bond sur le côté, tout en continuant à la fixer. Mais c’est qu’il semblait même carrément se moquer d’elle ! D’ailleurs, à bien y regarder, elle pouvait presque imaginer la lueur de défi dans son regard. Oui, il était en train de la narguer. Et cependant, il paraissait parfaitement tranquille, serein, comme s’il n’avait rien à craindre de la chasseuse. Comme cela pouvait être agaçant ! Mais c’est qu’elle n’allait pas se laisser faire par une simple boule de poil qui se contentait de la regarder de manière narquoise !
Toi… lui adressa Marian mentalement, en se pinçant la lèvre inférieure, agacée et à la fois. …Tu es peut-être un lièvre sautillant, mais un lièvre sautillant mort !
Après avoir lancé une dernière flèche, en vain, elle n’en revint pas. Qu’attendait-il pour s’enfuir ? Avait-elle l’air aussi pathétique et si peu impressionnante avec son arc et ses flèches. De dépit et de rage, elle se jeta en avant, bien décider à faire la peau à cet avorton. Cette fois-ci, lorsqu’il vit le « si effroyable et impitoyable prédateur » à sa poursuite, l’animal - pas si bête que ça après tout – détala. La jeune femme, une flèche toujours encochée, s’élança à sa poursuite. Alors qu’elle courrait dans les feuilles mortes, sautait par-dessus les fougères et traversait sans ralentir les buissons épineux à travers lesquels la bête se faufilait, elle se rendit soudain compte, par plusieurs fois, que la vélocité naturelle de l’animal lui aurait aisément permis de la distancer. C’est alors qu’elle le surprit à l’attendre en haut d’une butte de terre. Le coquin se payait vraiment sa tête ! Elle l’aurait cette fois-ci… Mais lorsqu’elle s’apprêta à lui tirer dessus, il décampa une nouvelle fois. Bien déterminée à le suivre jusqu’au bout, Marian repartit de nouveau dans sa folle course. Arrivée en haut de la butte de terre, son pied dérapa, ou glissa plus exactement, sur une plaque de givre. Et en moins de tant qu’il n’en fallait pour le dire, elle se tomba et se retrouva, dévalant la pente avant d’atterrir dans une flaque de boue. Relevant la tête, elle vit le lièvre, à quelques pas d’elle, qui la fixa, d’un œil vide, puis s’enfuit à petits bonds sautillants à travers un buisson d’aubépine.
Marian laissa échapper une exclamation de dépit. Elle avait une bien piteuse allure à présent : sa pèlerine grise trempée et tâchée de boue, ses cheveux épars et son visage noirci de saleté. En partant, elle avait pensé qu'elle trouverait le courage de se baigner et de se laver après une bonne chasse, mais voilà qu’elle revenait bredouille et dans l’obligation d’aller au plus vite faire une toilette. Et tout ça à cause de ce satané lièvre ! Elle ne savait pas si elle devait en rire ou s’apitoyer sur son sort tellement la situation semblait ridicule. Ce fut finalement un sourire qui s’étira sur ses lèvres. Après tout, n’était-ce pas la philosophie de Robin : essayer de voir le bon côté des choses et de toujours positiver ? Alors, le bon côté des choses… Elle n’en voyait pas vraiment à vrai dire. Et il lui suffisait d’imaginer la tête que ferait ses amis lorsqu’elle reviendrait dans cet état avec pour seule prise de chasse un malheureux perdreau gelé pour se dire qu’après tout, elle avait peut être bien perdue sa matinée et que son supplice n’était sans doute pas terminé… Certes, si la bande ne se privait pas de rire de Much et de le houspiller, elle avait plus de réserve en ce qui concernait Marian. En réalité, elle n’était pas souvent le centre de leurs plaisanteries. Autrefois, elle avait droit à quelques remarques venant de l’incorrigible Allan, mais à présent qu’il avait choisi de rejoindre le camp de l’ennemi et n’était plus le bienvenu à Sherwood, il ne risquait plus de faire ce genre de boutades. Par contre, lorsqu’il s’agissait de Robin, c’était tout autre chose… Lui ne se retenait vraiment pas lorsqu’il y avait de quoi se moquer de la situation de la jeune femme, bien au contraire, il fallait toujours qu’il en rajoute. Sa capacité à rire et à s’amuser de tout et n’importe quoi pouvait forcer l’admiration, mais quelque fois elle trouvait cela vraiment agaçant, surtout lorsqu’elle en était la cible. Elle savait pourtant que si cela devait de nouveau arriver, au bout du compte, après avoir tenté de se sauver la face en répliquant avec quelques remarques bien placées et piquantes de sarcasme, elle finirait sans doute par lui offrir un sourire et à tout oublier de ce qui avait causé le départ de leur chamaillerie. La jeune femme soupira et sourit de nouveau à cette pensée. Elle était presque arrivée.
La rivière était large et profonde. S’y jetaient de nombreux ruisseaux, sinueux comme des veines sur le dos d’une main. L’été, la sécheresse estivale la transformait en cours d’eau paisible où les moulins à grain avaient grande peine à tourner. Aujourd’hui, la rivière coulait en flots tumultueux, et il y a quelques semaines à peine, elle charriait encore des blocs de glace descendus des montagnes. Comme sur la forêt, une brume matinale planait sur la surface des eaux. Sa destination était un lieu tout particulier de la rivière… Dissimulé par des arbustes aux branchages épais, c’était l’endroit idéal pour se baigner l’été. Le cours d’eau y formait un bassin naturel : : le lit y était à la fois plus profond et recouvert de pierres de toutes tailles ainsi que de sable. Marian descendit avec précaution la pente abrupte et posa son sac sur l’une des larges pierres plates qui se trouvait le long de la rive. Après avoir rassemblé tout son courage et prié pour ne pas attraper de mal, elle ôta tous ses vêtements, récupéra son pain à savon, se mouilla rapidement la nuque et plongea dans la rivière. Lorsque sa tête émergea de l’eau elle rejeta ses cheveux en arrière et se retint de pousser un grand cri. L’eau était glaciale, sans doute davantage à ce à quoi elle s’attendait. Elle ne pourrait pas y rester très longtemps. Aussi ne perdit-elle pas de temps et commença-t-elle ses ablutions.
Une fois le bain terminé, elle revint rapidement sur la berge. Sa peau à nue la brûlait de toutes parts. Et cela n’était sans doute pas du qu’à la façon énergique dont elle s’était frictionnée le corps avec un linge propre pour essayer de retrouver un peu de couleur et de chaleur… Le froid était tel qu’il en devenait brûlant. Il tétanisait chacun de ses muscles et lui comprimait la poitrine, rendant sa respiration pénible et difficile. Haletante, elle se vêtit à la hâte. Puis s’emparant de sa cape et de ses bottes, elle partit les nettoyer dans le cours d’eau. Une fois cela fait, elle tâcha de mettre de l’ordre dans sa chevelure. Le peigne en bois que lui avait confectionné Will était bien utile en cet instant. Une fois sa toilette entièrement terminée, si ce n’était le froid devenu douloureux, elle se sentit merveilleusement bien. Elle avait presque oublié cette malheureuse histoire de lièvre qui avait failli gâcher sa journée. Prendre un bain, même un bain dans une rivière en plein hiver, avec cette vie sauvage qu’elle menait désormais, était un véritable luxe. Elle se sentait toute propre et toute fraîche, elle sentait désormais bon la saponaire et la rose, et avait éloigné pour de bon cette odeur de sueur rance à laquelle elle s’était habituée. C’était aussi à la fois une véritable victoire, une véritable folie, et un véritable plaisir. Et quel ravissement que de se sentir nettoyé de toutes les impuretés et de sentir de nouveau dans son dos une chevelure lisse, fluide et légère. La jeune femme poussa un soupir de satisfaction et se dit qu’elle devrait rapidement remettre sa pèlerine, même encore mouillée, pour au moins se protéger du vent glacial. Après avoir enfilé ses bottes, elle attrapa son sac et ses flèches, ajusta son arc et s’apprêta à repartir vers le campement lorsqu’un craquement se fit entendre dans les buissons derrière elle. Marian se figea. Il pouvait s’agir aussi bien d’un animal que d’un intrus… S’il s’agissait d’un animal, ce serait finalement son jour de chance et elle aurait peut-être quelque chose à rapporter au camp après tout. S’il s’agissait d’un individu, il y avait de fortes chances qu’il s’agisse d’un inconnu, mais ami ou ennemi, elle ne pouvait le prévoir, aussi devait-elle se tenir prête à toute éventualité. Elle saisit fermement son arc, et ajustant une flèche, s’apprêta à se retourner d’un bond lorsqu’une voix la héla :
« Hey, doucement Marian, ce n’est que moi ! »
Le dos toujours tourné, elle baissa son arc et rangea sa flèche tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres. Nul doute quant à l’identité de la personne qui se trouvait derrière elle. Elle aurait reconnu cette voix entre toutes. Une douce chaleur l’envahit et son corps sembla se réchauffer d’un coup. Les émotions que Robin éveillaient en elle la submergeaient. Il lui suffisait d’apparaître pour qu’elle sente son cœur bondir délicieusement, et le sol chavirer chaque fois qu’il lui souriait. Ce qui arrivait de plus en plus souvent maintenant qu’elle faisait partie de la « bande » et qu’elle avait l’occasion de le voir tous les jours. Robin était ravie qu’elle soit avec lui à Sherwood. N’avait-il pas insisté d’innombrables fois qu’elle l’y rejoigne au cours de l’année passée ? Mais pour elle les choses étaient très différentes de tout ce qu’elle avait pu s’imaginer.
L’idéal romantique de la vie en forêt, avec Robin, avait été en effet largement dépassé. D’abord parce qu’il s’agissait, comme elle avait du rapidement l‘apprendre, d’une vie en communauté. Elle ne devait donc pas seulement de prendre soin d’une seule personne et ne pouvait pas non plus choisir librement comment planifier ces journées. Non, il fallait d’abord apprendre à suivre les ordres, données par Robin la plupart du temps – et cette partie avait été celle qui lui avait posé le plus de problème, n’ayant pas été habituée à recevoir des ordres. Et il fallait aussi penser aux autres – chose à laquelle elle était déjà plus habituée. Mais quand ces autres étaient cinq hors-la-loi qui passaient le plus clair de leur journée à voler ou plus exactement, « à déposséder les riches pour donner aux pauvres », mais bien peu à s’occuper de leur confort ou de leur hygiène personnelle, les choses devenaient moins évidentes... L’odeur était en effet une chose à laquelle elle avait du rapidement s’accommoder. En effet, les hors-la-loi ne prenaient pas vraiment le temps de se laver régulièrement, car leur temps comme leurs possibilités étaient limités. Elle avait du elle aussi s’accoutumer à ce mode de vie, à se résigner à ne pas être impeccablement propre tous les jours, et à ne pas sentir toujours la rose...
Tout cela bien considéré, elle était tout de même heureuse de pouvoir être ici à présent. D’abord parce qu’elle aimait la forêt, cette air de liberté et cette proximité avec la nature, même si elle était sans doute mieux habituée à la vie au château ou en ville. Ensuite – et surtout - qu’elle était désormais auprès de Robin beaucoup plus souvent qu’auparavant, même si elle aurait aimé l’être un peu plus… A son goût en effet, il la tenait trop souvent à l’égard de leurs actions les plus périlleuses aussi était-elle la plupart du temps confinée aux tâches domestiques. Bien qu’elle y ait quelques fois participé, Robin tâchait de la tenir le plus souvent possible à l’écart des embuscades ou des opérations se déroulant en ville et entre les murs de Nottingham. Il lui assurait que c’était pour son bien. Car ainsi ils minimisaient le risque que des gens la reconnaissent, qu’elle soit définitivement considérée comme une hors-la-loi et qu’elle ne puisse plus jamais revenir au château. Même si elle avait pu regretter quelques fois le confort d’un bon lit, la chaleur des couvertures et la consistance des plats du château, elle espérait ne jamais y remettre les pieds. Du moins pas tant que le shérif actuel serait toujours le shérif de Nottingham...
A part le château, elle n’avait nulle-part où aller depuis que sa maison avait été brûlée et rasée jusqu’aux fondations. De toutes façons, il était hors de question de retourner vivre à Nottingham ou où que ce soit dans les parages de Guy. Lorsqu’elle était revenue au château quelques semaines à peine après la mort de son père, c’était d’abord pour veiller sur Robin qui se trouvait alors dans une situation critique de faiblesse puisqu’il avait du « faire le mort » pour récupérer l’argent du contrat de Carter. Mais après avoir stoppé le geste de Guy qui semblait déterminer à trancher la tête du « mort », et tenté de le persuader de la laisser en paix, elle avait du l’embrasser pour sauver la vie de ses compagnons. Elle savait que si elle lui revenait, il se méprendrait et en demanderait sans doute davantage. Rien que l’idée de ce qu’il pourrait vouloir de plus la répugnait, mais elle en avait eu un petit aperçu : un mariage, des enfants... Jamais elle ne pourrait vivre avec lui bien entendu. De toute façon la question ne se posait même pas puisque son cœur appartenait à un autre ; il appartenait à Robin. Peut-être avait-elle trop abusée de ses atouts féminins sur lui finalement… Le charmer et flirter avec lui avaient été en partie son rôle, et ils n’avaient été utiles que pour soutirer des informations au bras droit de Vasey. Elle s’était ainsi rendue utile et avait permis de protéger aussi bien son père, que Robin, elle-même et tous les habitants du comté plans odieux du shérif. Cela faisait partie de sa mission : agir de l’intérieur sans laisser croire qu’elle s’opposait totalement à la politique du shérif – même si pour ce dernier cela semblait évident puisqu’il l’avait assigné, elle et son père, à résidence. Mais à cause de tout cela, elle se trouvait dans une situation inconfortable à l’égard de Gisborne… Et elle en avait marre de tous ces faux semblants, ces mensonges, ces non-dits…
Ici, à Sherwood, elle avait pu enfin cesser de prétendre. Elle avait pu devenir elle-même et apprendre à se redécouvrir, la personne qu’elle était, et non celle qu’elle prétendait être. Le mensonge était inutile puisqu’elle était en présence d’amis et qu’elle n’avait aucune raison de leur dissimuler quoi que ce soit. Son identité secrète, le Veilleur de Nuit, avait elle aussi disparu lorsqu’elle avait débuté cette nouvelle vie. Elle se sentait beaucoup mieux, bien plus libre, malgré la tristesse latente due à la mort récente de son père. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle aurait été bien plus utile au château. Lorsque la bande partait pour une de leurs missions rocambolesque, elle avait sans cesse peur que cette fois, le shérif et son fidèle bras-droit, Guy, les aient pris de court et qu’il ne leur soit arrivé malheur. Elle en était presque moins tranquille pour la sécurité de Robin qu’elle ne l’avait été lorsqu’elle pouvait espionner pour lui entre les murs de Nottingham, et ainsi assurer ses arrières.
Et puis, il fallait aussi l’avouer, elle s’était par moments sentie bien seule à Sherwood. Bien plus seule même que lorsqu’elle vivait enfermée au château de Nottingham. Peut-être était-ce parce que tous semblaient si bien se comprendre et partager tant de complicité entre eux… Ils avaient tous tissé des liens très forts et appris à se connaître durant cette vie rude qu’ils menaient ensemble dans la forêt depuis plus d’un an. Elle avait un peu parfois le sentiment d’être mise à l’écart, d’être traitée différemment des autres… Il n’y avait pas ces airs de franche camaraderie lorsqu’un de ses compagnons s’adressaient à elle. Tous démontraient un certain respect, une certaine distance, une certaine retenue. Peut-être parce qu’elle était une dame de la noblesse – même si elle était une lady sans terre à présent que le manoir de Knighton avait été détruit et que le shérif avait repris ses droits sur le comté – ou peut-être parce qu’ils savaient ce qu’il y avait entre elle et Robin… Bien sûr, ils étaient tous très gentils avec elle, et elle n’avait jamais trouvé une quelconque raison de se plaindre ! Mais peu après que le décès de son père, elle aurait aimé que quelqu’un l’écoute, la comprenne... Lorsque la situation avait été critique, cela n’avait pas été la personne qu’elle espérait qui avait fait la démarche, mais sans doute la moins attendue : Petit Jean. Il avait compris sa détresse et la raison de son malaise. Il avait compris que si elle avait agit de manière si étrange pendant quelques semaines après le drame, c’est que personne ne lui avait laissé le temps de faire correctement son deuil. Et lui avait offert une épaule consolatrice, presque paternelle. Mais Petit Jean n’était pas non plus des plus bavards…
Celui avec lequel elle avait pu le plus discuter, était celui qui du groupe parlait le plus : Much. En réalité, elle, durant leurs conversations, parlait peu, n’ayant jamais été de nature loquace. Elle préférait lui poser de simples questions et le laisser parler. Amis depuis l’enfance, il était avec Robin celui qu’elle connaissait le mieux. Elle l’avait d’abord connu en tant que Much, le fils du meunier, et leur camarade de jeu. Il était peu de temps après devenu le meilleur ami de Robin, puis son valet, et enfin il l’avait suivi jusqu’à la guerre, cette maudite guerre qui les avaient séparé. Cinq ans plus tard, elle avait retrouvé un Much toujours aussi bavard. Mais connaissant sa sensibilité et sa compassion, elle ne doutait pas un instant que la Terre Sainte l’ait lui aussi changé et laissé ses marques. Elle aimait bien Much. Il la faisait sourire, même lorsqu’il faisait ses crises de flagrante jalousie à son égard. Il aimait énormément Robin et donnerait sans hésiter sa vie pour lui. En cela, il était très proche de Marian. Ils avaient tous deux une affection et une loyauté envers le jeune homme qui dépassait le cadre de la simple amitié. Cependant, si son côté indépendant et son tempérament fort permettraient sans doute à la jeune femme de mener une vie sans le légendaire hors-la-loi, comme elle l’avait fait pendant cinq longues années, elle doutait qu’il en soit aussi facile pour le brave Much…
Marian entendit le jeune hors-la-loi descendre avec précaution la pente.
« Dis-moi, cela fait combien de temps que tu m’espionnes exactement ?... » demanda-t-elle, le dos toujours tourné, sur un ton faussement irrité que démentait le grand sourire illuminant son visage. |